[2013] La civilisation peut-elle survivre au capitalisme?

Par Noam Chomsky

Retour AlterNet, 5 mars 2013 Imprimer

 

Le système économique des États Unis est décrit en général sous le terme « capitalisme », alors que celui-ci inclut des subventions substantielles de l’Etat au secteur privé sous différentes formes, qui vont de l’ « aide à l’innovation » au « soutien financier aux banques  en faillite » – qu’on justifie par la formule « Too big to fail »  trop grosse pour faire faillite.-

Ainsi, le système répond de moins en moins aux lois du marché et se transforme de plus en plus en monopole : selon le chercheur Robert W. McChesney dans son livre « Digital Disconnect. », les 200 plus grosses entreprises américaines ont augmenté considérablement leur profit ces 20 dernières années.

Le terme « capitalisme » est largement utilisé pour décrire des systèmes où il n’y a pas de capitalistes. C’est le cas par exemple des entreprises autogérées de Mondragon, au pays basque espagnol, ou de celles qui se développent dans le nord de l’Ohio, souvent avec l’appui des conservateurs. Les deux groupes d’entreprises sont examinés dans une importante publication du chercheur Gar Alperovitz.

Certains pourraient même employer le terme capitalisme en référence à « la démocratie industrielle » promue par John Dewey, un philosophe américain reconnu de la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Dewey encourageait les ouvriers à devenir « maîtres de leur propre destin industriel » et souhaitait que toutes les institutions soient mises sous contrôle public, y compris les moyens de production, d’échange, de publicité, de transport et de communication. Sans cela, Dewey affirmait que la politique demeurerait « l’ombre du monde des affaires sur la société ».

La démocratie tronquée, que Dewey avait condamnée, ne cesse de se détériorer ces dernières années. Le gouvernement est entre les mains d’une minorité de riches, tandis que la majorité, ‘ceux d’en bas’, n’ont pas leur mot a dire. Le système politico-économique actuel est une forme de ploutocratie à l’opposé de la démocratie, où le public doit influencer la politique.

La démocratie est-elle compatible avec le capitalisme? La question a été posée et débattue. Si nous nous en tenons à « la réelle et courante démocratie capitaliste » (RCDC pour faire court), la réponse est connue : elles sont radicalement incompatibles.

Pour moi, la civilisation a peu de chances de survivre à la RCDC et à l’affaissement de la vraie démocratie qui va avec. Mais une vraie démocratie pourrait-elle changer les choses ?

Tenons-nous en au problème le plus immédiat auquel la civilisation fait face: la catastrophe environnementale. Daedalus, “le journal de l’Académie Américaine des Arts et des Sciences” examine les divergences importantes, de règle sous la RCDC, entre les décisions gouvernementales et l’attitude du public en général.

Comme le montre le chercheur Kelly Sims Gallagher, alors que « 109 pays ont une politique de promotion des énergies renouvelables et [que] 118 d’entre eux en ont défini les buts à atteindre, les Etats-Unis eux n’ont toujours pas adopté une politique cohérente pour l’utilisation de l’énergie renouvelable ».

Ce n’est pas l’opinion publique américaine, comme on pourrait le croire, qui est en retard sur le consensus international pour confronter le désastre prévu par la grande majorité des scientifiques, mais c’est la politique de leur gouvernement qui néglige les alertes qui affecteront prochainement la vie de nos petits enfants.

Comme le montrent Jon A. Krosnick et Bo MacInnis dans ce numéro de Daedalus, « l’immense majorité du public est en faveur d’une politique de réduction des gaz à effet de serre engendrés par la production d’électricité. En 2006, 86% étaient en faveur d’une obligation, ou d’une incitation au moyen de réductions d’impôts, à réduire les émissions de gaz à effet de serre. La même année,  87% étaient en faveur de réductions d’impôts pour les infrastructures qui produiraient davantage d’électricité au moyen de l’hydraulique, du solaire ou de l’éolien. [Cette majorité s’est maintenue jusqu’en 2010 et a légèrement diminué depuis.] »

Il est bien ennuyeux pour ceux qui dirigent les politiques économiques et publiques que le public soit influencé par la science.

Leur inquiétude est illustrée par l’ « Environmental Literacy Improvement Act » [« Loi sur l’amélioration de l’enseignement environnemental » ndt.], une proposition législative de l’American Legislative Exchange Council (ALEC), un lobby financé par des entreprises et qui vise à influencer la législation afin de servir les besoins du secteur privé et des ultra-riches.

Cette proposition préconise un « enseignement équilibré » des sciences du climat, de l’école maternelle jusqu’au lycée. « Enseignement équilibré » est un code qui désigne la transmission à l’école de la négation du changement climatique afin d’ « équilibrer » le courant dominant des sciences du climat. On peut comparer ce projet à celui de l’ « enseignement équilibré » prôné par les créationnistes pour permettre l’enseignement de leurs théories dans les écoles. La législation construite sur ce modèle de l’ALEC a déjà été mise en application dans plusieurs états.

Bien sûr, on prétend proposer ces enseignements au nom du développement du sens critique, une bonne idée en soi, mais il existe de bien meilleurs exemples qu’un problème qui menace notre survie et qui a été retenu parce qu’il menace les profits des entreprises.

Les médias présentent ces arguments comme une controverse entre deux camps.

L’un des deux camps est composé de l’écrasante majorité des scientifiques, des principales académies scientifiques nationales, des revues scientifiques professionnelles, et du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

Ils s’accordent sur le fait que le changement climatique a bien lieu, que l’action humaine en est un élément prépondérant, que la situation est sérieuse sinon critique, et qu’on atteindra en quelques décennies un point de non retour avec de sérieuses conséquences économiques et sociales. On peut noter qu’il est rare d’avoir un tel agrément général sur un sujet scientifique aussi complexe.

L’autre camp est composé des sceptiques, incluant quelques scientifiques respectés pour qui il y a trop de facteurs inconnus et pour qui les conséquences peuvent être moins sévères que décrites, ou au contraire, plus graves.

Dans ce débat on omet de donner la parole aux chercheurs pour qui les rapports du GIEC sont trop prudents, même si, à plusieurs reprises, les faits ont prouvé que ces chercheurs avaient raison.

La campagne de propagande a visiblement eu quelques effets sur l’opinion publique américaine, qui est maintenant plus sceptique que la moyenne mondiale. Mais ceci ne satisfait pas suffisamment « les maîtres », et c’est pourquoi plusieurs secteurs du monde des affaires ont lancé une attaque contre le système d’éducation dans un effort de contrer les tendances du public à croire aux conclusions des recherches scientifiques.

À la dernière réunion d’hiver du comité national républicain il y a quelques semaines, le gouverneur de Louisiane Bobby Jindal a averti sa direction: « Nous devons cesser d’être le parti des imbéciles et cesser d’insulter l’intelligence des électeurs », leur a-t-il dit.

Au sein du système RCDC, il est de la première importance que nous devenions la nation d’imbéciles qui ne peuvent être trompés par la science et la logique, ceci dans l’intérêt et les gains à court terme des maîtres de l’économie et du système politique, qu’importent les conséquences.

Ces engagements ont des racines profondes dans les doctrines de marché fondamentalistes qui sont prêchées dans le système de la RCDC, bien qu’elles soient appliquées de façon très partielle afin de maintenir un Etat fort au service de la richesse et du pouvoir.

Les doctrines officielles présentent plusieurs « inefficacités de marché », ainsi qu’on les appelle familièrement. Parmi elles se trouve le fait que lors d’une transaction de marché, l’individu ne prend pas en compte les effets de cette transaction sur les autres individus. Les conséquences de ce qu’on appelle les « externalités » peuvent être cruciales, et la crises actuelle en est une illustration. Elle est liée en partie au fait que les principaux investisseurs et banques ignorent le « risque systémique », qui est la possibilité d’un effondrement global du système, quand ils s’engagent dans des transactions risquées.

La catastrophe environnementale est bien plus sérieuse: l’externalité qui est en jeu ici est le destin des espèces, et cette fois on ne pourra pas échapper aux conséquences grâce à un sauvetage financier.

Dans le futur, les historiens, s’il y en a, regarderont le spectacle curieux de ce début du XXIe siècle où pour la première fois dans l’histoire humaine, les hommes font face au désastre résultant de leur propre action, qui menace notre propre survie.

Ces historiens verront que le pays le plus riche et le plus puissant dans l’histoire, qui jouit d’avantages sans pareil, est à la tête des efforts conduisant au désastre pourtant prévisible. A la tête des efforts pour préserver les conditions qui donneront une vie décente à nos descendants se trouvent en revanche les sociétés dites « primitives »: les premières nations, les tribus indigènes et aborigènes.

Les pays où les populations indigènes sont importantes mènent l’effort pour la préservation de la planète, tandis que les pays qui ont détruit ces populations ou les ont rendues marginales courent vers leur propre destruction.

Ainsi l’Équateur, avec sa forte population indigène, recherche l’aide des pays riches de manière à laisser ses importantes réserves de pétrole sous terre, là où se trouve leur place.

Pendant ce temps, les Etats-Unis et le Canada brûlent les énergies fossiles le plus vite et le plus complètement possible, notamment les dangereux schistes bitumineux canadiens, tout en applaudissant les promesses d’un centenaire d’indépendance énergétique (sans réel signification d’ailleurs), sans avoir un seul regard sur le monde futur qu’ils auront laissé derrière eux avec leur politique suicidaire.

On peut généraliser ces observations: partout dans le monde, les sociétés indigènes se battent pour protéger ce qu’elles appellent « les droits de la nature » pendant que les civilisés, les raffinés, se gaussent de leur bêtise.

Ceci est exactement à l’opposé de ce qu’on pourrait logiquement attendre, à moins que par un détour toujours plus tortueux, cette logique ait été passée à la moulinette de la RCDC.

© Noam Chomsky


Traduit par DiaCrisis pour www.noam-chomsky.fr


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